Le 16 mai 2018, la Maison de la Recherche Paris-Sorbonne a vu se réunir trois spécialistes du renseignement : Monsieur le Professeur Olivier Forcade, Docteur en histoire, Professeur d’histoire au sein de l’Université Paris IV-Sorbonne ; Monsieur le Professeur Bertrand Warusfel, Docteur en droit, Professeur de droit à l’Université Paris VIII ; et Monsieur Floran Vadillo, Docteur en sciences politiques, attaché parlementaire puis premier conseiller auprès du Garde des Sceaux Monsieur Jean-Jacques Urvoas. Le but de la conférence organisée par l’Association du Master 2 était de permettre à ces trois intervenants de discuter les enjeux portés par la « réforme de l’Etat secret » instauré par la loi du 24 juillet 2015.
Monsieur Vadillo a eu la mission, délicate mais menée de main de maître, de commencer la conférence, en détaillant le contexte d’élaboration de la loi renseignement, des prémices à sa promulgation. Dès 2010, Monsieur Urvoas, alors Secrétaire national à la sécurité au sein du Parti Socialiste (PS) forme un groupe de travail chargé de réfléchir à une réforme du renseignement. A partir des nombreuses initiatives prises en la matière sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le PS a en effet souhaité se pencher sur la question en soulevant une idée maitresse : l’absence d’un cadre juridique pour les activités de renseignement. C’est autour de cette idée que se structure le texte publié à la Fondation Jean-Jaurès en 2011, future ossature de la loi de juillet 2015. Lorsqu’en 2012, Jean-Jacques Urvoas veut consacrer politiquement le projet de 2011 au sein de la Commission des lois, il y trouve une absence absolue de consensus sur la nécessité d’établir un véritable cadre juridique autour des activités de renseignement. En 2013 toutefois, un tel consensus est atteint et une fois les chefs des services et les parlementaires convaincus, il s’agit de faire de même avec le Président de la République de l’époque, François Hollande. Celui-ci, après de nombreuses hésitations, donne son accord le 9 juillet 2014. S’ensuivent alors de nombreuses réunions interministérielles pour mettre au point ce qui deviendra la loi du 24 juillet 2015. Ces hésitations expliquent pourquoi la loi n’a pas été promulguée avant 2015, ce qui permet dès lors d’établir qu’il ne s’agit pas d’une réaction aux attentats de 2015, ni d’une loi uniquement anti-terroriste et circonstancielle. La loi dite renseignement instaure une définition des activités du renseignement, l’autorisation d’utilisation de techniques de recueil du renseignement, et surtout des contrôles internes, juridictionnels et parlementaires de ces activités. Selon Floran Vadillo, les accusations selon lesquelles cette loi permettrait des mesures liberticides sont infondées. Au contraire, la loi du 24 juillet 2015 permettrait de reprendre en main ces libertés via les systèmes de contrôle qu’elle met en place. Il regrette simplement que toutes les instances de contrôle ne tiennent pas aussi bien leur rôle que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), qui s’est distinguée à cet égard depuis la mise en œuvre de la loi, et souhaiterait que les services s’accommodent de cette loi en ne considérant pas le droit comme un frein, mais au contraire comme une protection.
Dans un second temps, Monsieur Forcade a complété le propos très contemporain de Monsieur Vadillo, en exposant différents éléments historiques relatifs aux activités de renseignement en France et ayant menés à l’élaboration de cette loi. Il estime en effet que la question du renseignement et de son encadrement appartient à une temporalité plus longue que les années 2010, débutant il y a environ vingt-cinq ans. Le tournant des années 1990 et les deux derniers quinquennats ont porté des réformes importantes pour faire rentrer les activités dans un cadre légal, au moins pour partie car le renseignement est aussi naturellement une activité hors de la loi. Monsieur Forcade émet alors une série de remarques sur cette loi, en établissant d’abord l’évolution juridique et administrative relative à ce domaine de 1991 à 2015, c’est à dire la logique qui consiste à faire rentrer le renseignement dans la dimension de la sécurité et de la défense nationale. Avant 1991, les activités du renseignement ne sont pas reconnues par le pouvoir politique et sont illégales tandis qu’après 1991, de telles activités peuvent être légales. Une telle reconnaissance des activités de renseignement comme participant à la stratégie de sécurité et de défense nationale nait dans un contexte international et européen faisant office d’aiguillon permanent : la France doit rattraper son retard concernant l’encadrement juridique du renseignement. Ainsi, la création du Conseil national du renseignement (CNR), la coopération des services et la création de la DGSI via l’absorption de la DCRI, forment une certaine évolution de l’appréhension du renseignement dans la vie politique française. De Georges Pompidou à François Hollande, plusieurs projets de loi ont avorté jusqu’à la promulgation de celle de juillet 2015. L’évolution ici est importante, car on passe d’un contrôle historiquement interne, c’est à dire hiérarchique ou provenant de l’autorité politique, à un contrôle parlementaire externe destiné à faire rentrer la France dans le rang de l’encadrement juridique européen en la matière. Plusieurs faiblesses sont tout de même soulevées quant à ce contrôle parlementaire : qualifié de tardif et d’incomplet, le contrôle de la délégation parlementaire au renseignement est encore balbutiant. Finalement, Monsieur Forcade dit attendre de voir ce que donneront les recours devant la CEDH à propos de cette loi, tout en soulignant que l’opinion publique a déjà accepté beaucoup d’éléments, pourtant vivement critiqués à l’origine.
Enfin, Monsieur Warusfel, qui a fait partie des auteurs du fameux texte de 2011 publié à la Fondation Jean-Jaurès, a pu donner son analyse sur les enjeux de la loi dite renseignement. Il rappelle ainsi qu’une telle loi est à appréhender dans le contexte d’une séquence de réformes devant mener à la « légalisation du renseignement ». Deux raisons fondent son importance : l’Etat assume la partie clandestine de son action, ce qui est une première en France ; la loi est rendue nécessaire par l’augmentation constante du phénomène terroriste, rendant les activités du renseignement susceptibles d’être jugées par le juge judiciaire, ce qui risquait de poser problème quant à la nature intrinsèque du renseignement, le secret. Sur la question de savoir si on assiste à la légalisation de l’ensemble des activités de renseignement, Monsieur Warusfel précise que la loi définit mais n’encadre pas tout, puisqu’elle encadre uniquement les techniques de renseignement, laissant ainsi des activités de renseignement non-régies par la loi. Concernant son entrée en vigueur, la CNCTR est astreinte à un rapport annuel qu’elle s’apprête à utiliser de plus en plus utilement. D’une manière générale, les services appliquent largement la loi et les délais d’autorisation délivrés par la Commission sont respectés. La loi du 30 novembre 2015 a d’ailleurs permis de faire entrer un contrôle a priori des activités, exercé par la CNCTR et probablement appelé à se pérenniser. Pour ce qui est du contentieux, Bertrand Warusfel estime que le choix du juge administratif est bon. Il reste cependant dubitatif quant à l’articulation entre les instances de coordination et de contrôle en la matière, et serait partisan d’une boucle de rétroaction qui permettrait une meilleure cohérence entre les différentes institutions. En conclusion, Monsieur Warusfel estime que le contrôle du renseignement va bientôt être confronté à la question du « tout technologique », et que des moyens devront être consacrés au numérique, pour s’y adapter. Enfin, il émet une réserve sur la propagation trop large des autorisations de collecte de renseignement à ce qu’on nomme le deuxième cercle du renseignement, qui ne devrait pouvoir les exercer qu’à titre exceptionnel. Finalement, l’ultime « test » de l’efficacité de la loi se trouvera selon lui dans le cas de figure où la CNCTR saisira le Conseil d’Etat parce qu’un ministre, un service ou même le Premier ministre aura outrepassé la loi.
L’avenir de cette loi n’est donc pas totalement écrit, cependant, à travers la jurisprudence du Conseil d’Etat et la doctrine de la CNCTR, un véritable droit du renseignement devrait petit à petit se mettre en place.
Les questions nombreuses ont ensuite permis des échanges riches et dynamiques entre les intervenants et la salle, échanges qui ont pu se poursuivre au cours du cocktail proposé par l’Association à l’issue de la conférence. La conférence, initiée et portée par Virgile Maurel, étudiant de la promotion, a donc été couronnée d’un franc succès !