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LE DROIT DES CONFLITS ARMÉS : ENTRE THÉORIE ET RÉALITÉ
Table-ronde Paroles de défense x Master 2 Sécurité et défense x École Militaire interarmes
Présentations des intervenants :
Commissaire Julien : après une maîtrise en droit privé à l’Université Montesquieu de Bordeaux, il entre à l’école du Commissariat de l’Air de Salon de Provence en 2003. Il est affecté en sortie d’école à la BA 106 de Bordeaux, puis rejoint Paris et le bureau juridique militaire de l’État-major des Armées. Sa carrière est ensuite marquée par des postes dans les organisations internationales : l’OTAN, puis l’UE en tant que LEGAD au Cabinet du Président du Comité Militaire de l’Union Européenne. En 2016, il rejoint la Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie (DGRIS) comme chargé du pilotage et gestion du réseau des Attachés de Défense à l’étranger. Il est breveté de l’École de guerre en 2020 et affecté depuis à l’inspection de l’armée de l’Air et de l’Espace. Depuis sa sortie de l’École du commissariat de l’Air, il a été projeté plusieurs fois en exercice à l’étranger et en OPEX, et notamment en 2018, puis de juillet 2021 à décembre 2022 dans le cadre de l’opération Barkhane en tant que LEGAD, puis chef LEGAD. Il est actuellement commissaire en chef de 2ème classe.
Capitaine Louis : après sa scolarité à l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr Coëtquidan de 2013 à 2016, il effectue une spécialisation en infanterie. Il devient en 2017 chef de section au sein du 2ème Régiment Etranger d’Infanterie à Nîmes. En cette qualité, il est parti en mission aux Emirats Arabes Unis en 2018 et 2019, et en OPEX au Mali en 2020. Depuis 2020, il est chef de section à la première brigade de l’Ecole Militaire Interarmes.
Aspirant Matthieu (élève officier) : après son BAC, il s’est engagé en 2012 en tant que sous-officier à l’Ecole Militaire de Haute Montagne. Il est ensuite affecté, en 2013, au 4ème Régiment de Chasseurs à Gap où il a été projeté en Centrafrique dans le cadre de l’opération Sangaris puis au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane. Après sa mutation dans l’infanterie parachutiste en 2016, il a de nouveau été projeté plusieurs fois dans la bande sahélo-saharienne. C’est au grade de sergent-chef qu’il réussit le concours de l’Ecole Militaire Interarmes. Depuis 2021, il est élève-officier à la deuxième brigade de l’EMIA.
Monsieur Laurent TRIGEAUD : il est maître de conférences et habilité à diriger des recherches à l’Université Paris-Panthéon-Assas. Dans cette université, il est rattaché au Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire, ainsi qu’à l’Institut supérieur de l’armement et de la défense. Il assure également des enseignements à l’Ecole spéciale militaire de St-Cyr Coëtquidan. Il est spécialisé en droit international public, et plus particulièrement en droit international des droits de l’homme et en droit des conflits armés.
Modérateurs :
Tanguy LE GUEVEL : président de Paroles de défense.
Elisa HEUSCH : présidente de l’association M2 Sécurité et défense et responsable du partenariat EMIA x Paroles de défense.
I. ASPECT THÉORIQUE DU DROIT DES CONFLITS ARMÉS
- Qu’est-ce que le droit de la guerre ?
M. TRIGEAUD : Ce droit des conflits armés est né sur le terrain militaire, et plus particulièrement à la deuxième moitié du XIXème siècle, moment à partir duquel il va commencer à se forger. En 1859, lors de la bataille de Solferino impliquant les forces françaises et le royaume de Sardaigne contre l’Empire d’Autriche, plusieurs dizaines de milliers d’hommes blessés sont laissés sur le champ de bataille où ils succombent à leurs blessures en raison de services médicaux insuffisants et de conditions sanitaires désastreuses. Cette situation dramatique va provoquer un émoi au sein de la population. Un riche industriel français, Henri DUNANT, va participer personnellement et financièrement aux soins des rescapés. Profondément marqué par cette expérience, il décide d’informer le public sur la situation des blessés de guerre ; ses idées sont reprises plus tard et donnent naissance au Comité international de la Croix-Rouge, association d’aide humanitaire. Plus généralement, elles participent à l’idée selon laquelle le combat doit, dans ses effets, être adouci, au moins pour les blessés qui doivent être soignés, quel que soit leur camp d’appartenance. Ce soin des blessés combattants va être le point de départ de la construction d’un droit humanitaire. On se saisit d’abord de la conflictualité en aval, une fois l’opération menée. Il sera plus tard élargi aux populations civiles, notamment après la Seconde Guerre mondiale qui va mettre en lumière la nécessité d’un élan d’humanité dans la conflictualité. Cela se manifeste par l’élaboration des conventions de Genève et de leurs protocoles additionnels, signés à partir d’août 1949.
Parallèlement à ce mouvement, on se saisit de l’opération militaire en elle-même et on discipline le fait militaire pour en adoucir les conséquences en amont, lors de la conduite des hostilités. Il est alors demandé aux belligérants de ne viser que les cibles militaires, tout en étant astreints à certaines précautions. Ainsi, en cas de dommages collatéraux certains (victimes civiles et destruction de biens civils), il est nécessaire de respecter un principe de proportionnalité, une mise en balance entre l’avantage militaire retiré de l’opération et les dommages civils provoqués. Ainsi, le droit de la guerre relève à la fois du droit humanitaire car on se soucie des conséquences de la guerre sur les populations civiles, et du droit des conflits armés car on est plongé dans la conflictualité. Pour autant, ce droit n’est pas hostile aux conflits armés et respecte une certaine forme de neutralité : il ne prend pas en compte ce qui est juste ou mauvais, qui sont les agresseurs et les agressés. Il n’accorde pas d’intérêt aux raisons ayant poussé les belligérants à recourir à la force armée, mais vise à prévenir l’utilisation de moyens illicites tels que des agissements disproportionnés, l’exécution de civils ou de prisonniers, l’absence de soins aux blessés entre autres. Il ne tient également pas compte du fait que le conflit puisse être qualifié de menace pour la paix et la sécurité internationale au sens de la Charte des Nations Unies. On astreint les belligérants, quels qu’ils soient, à respecter des règles humanitaires du droit des conflits armés, ou du droit des conflits armés. La discipline de la conduite des opérations est ainsi un souci humanitaire qui oblige l’ensemble des deux parties.
- Quelle est sa valeur normative ?
M. TRIGEAUD : Le droit international humanitaire est composé de normes internationales qui s’imposent aux Etats sous l’effet de deux facteurs :
- Les conventions internationales : ce sont les quatre conventions de Genève de 1949, complétées par deux protocoles additionnels. S’y ajoute un champ de conventions spéciales : conventions sur les mines antipersonnel, conventions sur certaines techniques d’armements entre autres. Ainsi, il y a un réseau conventionnel qui s’impose aux États en tant que droit international.
- La coutume internationale : en droit international, cette dernière occupe un rôle très fort, la plupart des règles sont d’ordre coutumier. Ce sont des usages acceptés par les États comme ayant valeur normative.
Mais l’enjeu de cette normativité n’est pas seulement de savoir si les conventions et la coutume s’imposent aux États ; il faut aussi que ce droit s’applique au sein des Armées, du plus haut niveau de commandement jusque dans le comportement individuel du soldat amené à recourir à la force armée. Le droit interne français prend en compte les règles du droit humanitaire en sanctionnant les crimes de guerre et violations dans le Code pénal et le Code de justice militaire. Cela se manifeste également par le recours à des LEGAD (legal advisor), juristes formés au droit des conflits armés et experts en droit international humanitaire. Ces militaires orientent le commandement sur le cadre légal d’une opération, tant dans sa phase de planification que de conduite.
- Quels en sont les principes fondamentaux ?
M. TRIGEAUD : On identifie généralement trois grands principes et un autre plus transversal qui s’imposent aux États :
- Le principe de distinction : on ne frappe que les cibles et sites militaires, on épargne les civils et leurs biens.
- Le principe de proportionnalité : c’est un principe fondamental, on astreint les belligérants à recourir à toutes les précautions pour prévenir des dommages collatéraux qui seraient disproportionnés par rapport à l’avantage militaire procuré par l’intervention
- Le principe de précaution : c’est une obligation de moyen selon laquelle tout doit être fait pour épargner les civils. Ces derniers peuvent ainsi être prévenus avant une frappe sur un objectif militaire.
- Le principe d’humanité : il désigne le fait pour les belligérants de toujours rechercher le comportement le moins néfaste humainement pour les combattants. Il consiste par exemple à ne pas détruire inutilement des biens militaires si cela ne procure pas d’avantages à l’action militaire ; la situation des civils doit être la plus adoucie possible, leur évacuation doit être possible ; les humanitaires doivent pouvoir apporter leur secours aux populations civiles non prises en charge.
Par le biais de ces principes, le droit des conflits armés réglemente alors la conduite des hostilités et le comportement des belligérants. Cependant, il n’est pas là pour prévenir la guerre mais en adoucir les conséquences sur les civils et les combattants. Il contraint l’action militaire, la pousse dans ce qu’elle a de plus nécessaire : en résumé, tout ce qui n’est pas nécessaire doit être retenu.
- Quels seuils et quels critères conditionnent l’application du droit international humanitaire ?
M. TRIGEAUD : Bien que chaque conflit demeure singulier, la classification est binaire et distingue :
- Les conflits armés internationaux (CAI) traditionnels : à l’instar du conflit entre l’Ukraine et la Russie déclenché le 24 février 2022 ou encore la guerre du Haut-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan de septembre à novembre 2020, ils opposent de manière symétrique plusieurs puissances étatiques. Ce sont des rapports de belligérance traditionnels entre États. A partir du moment où il y a une volonté d’entrer en belligérance avec un « adversaire » ou un « ennemi », (un animus belli) tout fait quelconque qui traduit un engagement de la force armée peut suffire au déclenchement d’un conflit d’un conflit armé international. Il n’existe pas de seuil de déclenchement du droit des conflits armés, ni d’événement précis. Tout fait militaire est suffisant : du franchissement des frontières ukrainiennes par les chars russes en février 2022, aux incidents frontaliers fréquents mais mineurs entre garde-frontières indiens et pakistanais
- Les conflits armés non internationaux (CANI), guerres civiles : ils opposent des forces étatiques et des groupes armés organisés. Les armées françaises connaissent bien ce phénomène avec l’affrontement des groupes terroristes dans la bande sahélo-saharienne. Mais à la différence des conflits armés internationaux, le droit des conflits armés applique un seuil d’intensité pour éviter que l’on ait à l’appliquer à toutes les situations de tensions. Il faut un engagement militaire ancré entre des groupes armés et l’État. Par ailleurs, plusieurs paramètres sont pris en compte : la durée du conflit, son intensité, les déplacements de populations civiles entre autres. Ce faisceau d’indices permet de distinguer les conflits armés non internationaux des émeutes, insurrections et autres troubles intérieurs. Mais ces distinctions demeurent en pratique complexes à révéler.
Questions du public :
- Comment vérifier l’effectivité de l’application du droit humanitaire sur un territoire, en dehors des belligérants ?
M. TRIGEAUD : Le travail de qualification du juriste a des conséquences importantes : il permet à la justice pénale d’être rendue. Avant de pouvoir savoir s’il y a un crime de guerre, encore faut-il savoir s’il y a une guerre. Certains crimes sont plus attachés aux conflits armés internationaux qu’aux conflits armés non internationaux. En effet, sur le terrain, il faut en premier lieu savoir s’il y a conflit international ou non. Il est souvent très difficile d’avoir une exactitude des faits dans certains conflits, car il peut y avoir une pluralité d’acteurs qu’il est difficile de distinguer, et certains bénéficient de supports étatiques. Ainsi, lors de la guerre du Liban de 1975 à 1990, des groupes étaient armés par des puissances étatiques. Ce sont les expertises menées après la guerre et des enquêtes de terrain qui permettent souvent de connaître la nature du conflit. Ce travail de qualification est plus délicat pour les conflits armés non internationaux. Ainsi, lors de la guerre des Balkans, il a fallu tout un travail des juristes issus des juridictions pénales internationales pour savoir à quel moment, lors du début des émeutes ethniques entre serbes de Bosnie et populations musulmanes, les tensions avaient atteint un seuil de gravité tel qu’elles se sont transformées en conflit armé non international, puis en conflit armé international avec l’implication de pays étrangers. Cette qualification se fait souvent a posteriori car lors du conflit, la priorité est donnée aux populations civiles et au soin des blessés. Les combats empêchent souvent les constatations d’ordre pénal.
Commissaire Julien : Cette qualification peut parfois être source d’incertitude ou d’instrumentalisation par certains acteurs étatiques ou non. Un acteur important dans ce travail de qualification est notamment le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) qui apporte son analyse, grâce à ses délégations, aux différents Etats engagés dans des conflits. Ainsi, au Tchad en mars 2021, lors de l’incursion de groupes armés rattachés au Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), la qualification du conflit a été proposée par le CICR relativement tôt à l’État tchadien, ce qui a permis, après discussions avec les autorités tchadiennes, d’emporter rapidement cette qualification.
M. TRIGEAUD : Les institutions internationales et notamment onusiennes peuvent ne pas s’accorder sur la qualification. En 2014, lors de l’opération Bordure Protectrice (opération d’Israël à Gaza pour lutter contre les roquettes du Hamas), le CICR a estimé qu’il s’agissait d’un conflit armé non international ; en revanche, pour certains experts des Nations unies, il s’agissait d’un conflit armé international.
- Comment concilier plusieurs conceptions du droit international humanitaire au sein d’une coalition d’états ? Par exemple sur la notion de participation directe aux hostilités (PDH) ?
Commissaire Julien : Le principe de toute coalition est de s’accorder sur un certain nombre de principes, de bases de travail dépassant notamment les conceptions ou les appréciations propres à chaque Etat par exemple sur la participation directe aux hostilités, sur la légitime défense étendue, etc. Pour les coalitions otaniennes ou européennes (par exemple les opérations menées dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune), il est plus aisé d’avoir un cadre préétabli. Il existe des convergences immédiates, mais chaque Etat peut émettre un caveat (réserve exprimée par une nation lors d’une opération militaire organisée conjointement avec plusieurs états) notamment sur les règles d’engagement. Pour les coalitions ad hoc, le travail de planification et de convergence des appréciations nationales reste un des enjeux principaux. Ce travail s’effectue notamment en phase de planification lors de laquelle chaque Etat fait valoir son appréciation, ses restrictions nationales, etc. Les positions juridiques nationales portant, entre autres, sur la participation directe aux hostilités sont abordées au cours de ces phases initiales de discussions (souvent complexes) entre représentants nationaux. Dans le cadre de frappes aériennes, ces questions de PDH sont appréciées systématiquement au regard notamment du renseignement disponible, de l’observation et de la situation tactique. Si une position ou une appréciation nationale n’est pas respectée lors de ces phases, les représentants de l’État peuvent faire valoir leur veto quant à l’utilisation des moyens nationaux.
II. L’ASSURANCE DU RESPECT DU DROIT PAR LE CONSEILLER JURIDIQUE
- Pouvez-vous expliquer votre métier de LEGAD ?
Commissaire Julien : Le métier de LEGAD s’exerce avant tout en opération et au sein des organismes centraux du ministère des Armées ou de l’État-major des Armées. C’est une fonction qui nécessite un certain nombre de qualifications permettant d’intervenir sur des postes particuliers. En opération, à chaque niveau de commandement et de responsabilité coïncide un LEGAD avec sa formation, son degré de qualification et son expérience opérationnelle. Un LEGAD d’ancrage Air sera, par exemple, sollicité pour son expertise sur les frappes aériennes, tandis qu’un LEGAD d’ancrage Marine sera naturellement employé sur des opérations navales. La fonction de LEGAD est née de l’obligation figurant à l’article 82 du protocole additionnel de 1977 qui énonce que « Les Hautes Parties contractantes en tout temps, et les Parties au conflit en période de conflit armé, veilleront à ce que des conseillers juridiques soient disponibles, lorsqu’il y aura lieu, pour conseiller les commandants militaires, à l’échelon approprié, quant à l’application des Conventions et du présent Protocole et quant à l’enseignement approprié à dispenser aux forces armées à ce sujet ».
On peut ainsi distinguer trois pans du métier de LEGAD :
- Il est l’expert du cadre juridique d’emploi de la force, et veille à la licéité de l’action menée par les forces armées. A ce titre, il participe à la définition du droit applicable à l’opération, à l’élaboration du statut des forces présentes sur le théâtre et à la formation aux principes du droit international humanitaire pour les militaires engagés.
- Il est également l’un des conseillers principaux du commandement car il est intégré à chaque phase de l’opération. Il apporte une expertise juridique en amont, à chaque niveau de commandement, préalablement au déclenchement de l’opération (lors de la planification d’une opération, pour la préparation des accords et des règles d’engagement) et lors de toutes les phases de conduite. Le couple commandement/LEGAD est indissociable. Aucune approximation n’est permise dans le conseil juridique délivré. Le LEGAD s’inscrit à la fois sur le temps court (par exemple lors d’une frappe) et sur le temps long (lors de la planification d’une opération). A chaque niveau de commandement de l’opération correspond un LEGAD : au début de sa carrière d’officier, ce dernier commence par être déployé au niveau tactique pour assurer le conseil juridique, décliner les principes du DIH en termes opérationnels et assurer les briefings DIH au profit des militaires engagés. Cette formation est réactualisée en permanence et se fait à tous les niveaux de grades (officiers, sous-officiers, militaires du rang), au cours de la formation initiale et est remise à jour de manière spécifique lors des déploiements en opérations.
- Enfin, il assure l’interface avec les autorités judiciaires de l’État hôte pour toutes les questions d’ordre juridique. Il s’entretient également à tous les niveaux avec les représentants du CICR : du plus haut niveau, au sein de la direction des affaires juridiques du ministère des Armées et l’État-major des Armées avec le représentant parisien du CICR jusqu’au théâtre avec les délégués locaux du CICR.
- Comment sont définies les règles opérationnelles d’engagement ?
Commissaire Julien : Cela reste un des éléments les plus classifiés y compris au sein des documents de planification d’une opération. C’est une directive qui régit les règles d’emploi de la force armée par les soldats sur un théâtre d’opération spécifique. Celle-ci détermine le degré et le type de force auxquels les militaires peuvent avoir recours en fonction des circonstances. Ces règles sont la conjonction de l’opérationnel, de l’orientation politique et du droit et ont été négociées au plus haut niveau. Les règles d’engagement (ROE) permettent ainsi de s’assurer que l’usage de la force est compris et retenu au bon niveau, et répond schématiquement à une logique de cliquets et de verrous. L’autorité la plus haute retient à son niveau les règles ROE les plus sensibles en fonction de la situation opérationnelle, de l’orientation politique, etc.
Dans les processus otaniens, les capitales valident ces ROE au sein du Conseil de l’Atlantique nord (principal organe de décision politique de l’OTAN). Pour l’Union européenne, cela se fait au niveau du Comité politique et de sécurité (COPS, compétent pour les questions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune et la politique de sécurité et de défense commune) avec les ambassadeurs de chaque État membre qui peuvent formuler des réserves.
Les ROE sont la traduction de l’engagement politique, garantissant la licéité de l’action au regard notamment du DIH et assurant sa traduction opérationnelle.
- Quelles sont les évolutions marquantes des ROE ?
Commissaire Julien : Les modifications ROE peuvent traduire des évolutions liées aux orientations politiques fixées à une opération, à des évolutions juridiques majeures ou à des enseignements tirés de la conduite des opérations. Par exemple, en 2005, l’usage de la force en opérations extérieures a été profondément modifié avec la loi portant statut général des militaires aujourd’hui codifiée à l’article L.4123-12 du Code de la défense qui précise que « n’est pas pénalement responsable le militaire qui, dans le respect des règles du droit international et dans le cadre d’une opération mobilisant des capacités militaires, se déroulant à l’extérieur du territoire français ou des eaux territoriales françaises, quels que soient son objet, sa durée ou son ampleur, y compris les actions numériques, la libération d’otages, l’évacuation de ressortissants ou la police en haute mer, exerce des mesures de coercition ou fait usage de la force armée, ou en donne l’ordre, lorsque cela est nécessaire à l’exercice de sa mission ». L’introduction de cette nouvelle excuse pénale au profit des militaires en opérations a marqué une évolution importante des ROE françaises.
Les ROE se nourrissent aussi des retours du terrain, ce qui permet de les préciser et de les affiner pour s’adapter autant que possible à la réalité changeante du terrain. Elles peuvent aussi traduire une orientation politique. Pour l’opération Barkhane, le sommet de Pau du 13 janvier 2020 a acté l’orientation donnée à l’opération de lutter prioritairement contre l’Etat Islamique au Grand Sahara présent dans la région des trois frontières pour éviter que ne soit créé un califat dans cette zone. Il en est allé de même pour la Task force Takuba (force placée sous commandement français au sein de Barkhane, composée principalement d’unités de forces spéciales de plusieurs pays de l’Union européenne), qui a nécessité de bâtir des ROE permettant l’intégration de tous les contingents.
Élève officier Matthieu : Dans le cadre de l’opération Barkhane, il y a eu des évolutions des ROE en fonction des évolutions politiques (accord d’Alger en 2015, sommet de Pau en 2020 entre autres) pour mieux s’adapter aux mutations du conflit.
Capitaine Louis : Des évolutions ponctuelles des ROE sur un théâtre peuvent exister, elles sont généralement issues d’un changement politique mais peuvent aussi émaner d’une volonté de consolider certaines procédures. Au cours d’un mandat, les ROE tiennent compte de la zone dans laquelle sont situées les forces, la mission qui leur est confiée ainsi que l’effet recherché sur l’ennemi.
Questions du public :
- Peut-il y avoir des tensions entre le LEGAD et le commandement ? Une certaine forme de frustration du commandement face à un LEGAD qui tente de mieux encadrer l’action militaire et non pas la freiner ?
Capitaine Louis : Il y a un double dialogue bien instauré : l’un entre LEGAD et le commandement qui permet à ce dernier de bien saisir les enjeux de la mission. L’autre entre le chef tactique et ses supérieurs, qui donne via différents modes de compte-rendu, une idée de ce qu’il se passe et donc d’adapter l’opération au terrain. Sur ce dernier, l’entente se fait. D’expérience le dialogue est fluide, il n’y a jamais eu de difficultés entre le commandement et un LEGAD.
Commissaire Julien : L’atout du LEGAD est la légitimité de sa fonction auprès du commandement et des opérationnels. Il dispose d’une expertise unique qu’il fait valoir auprès du commandement. Cependant, le LEGAD reste un conseiller ; et les décisions sont prises par le commandement qui engage sa responsabilité. En cas de discussions, il y a toujours la possibilité de procéder à un arbitrage au niveau supérieur, même si cela reste extrêmement rare en pratique. Il n’y a pas de réelle frustration puisque le LEGAD fait respecter des principes intangibles.
- L’armée Française ressent-elle l’influence du droit international des droits de l’Homme et notamment de la Convention européenne des droits de l’Homme sur les ROE ?
Commissaire Julien : Au niveau opératif, cette influence est moins perceptible qu’au niveau supérieur où ces questions sont généralement abordées avec nos partenaires par les conseillers juridiques affectés dans les organismes centraux à l’Etat-major des Armées ou au ministère des Armées, qui défendent les positions françaises. En opérations, la plus grande influence sur ces thématiques provient du CICR à travers les chefs de délégation qui peuvent faire valoir leur appréciation de certains aspects juridiques du droit international humanitaire ou du DIDH. Le LEGAD exerce ici un rôle important : il s’assure que la lecture française est partagée et connue des partenaires. En définitive, cette influence est perceptible à tous les niveaux mais à des degrés divers. Les positions françaises sont connues mais cela n’empêche pas un dialogue avec d’autres acteurs sur des aspects juridiques.
- Avez-vous déjà été en contact avec un LEGAD en opération ?
Élève officier Matthieu : Oui, il y avait des LEGAD pour nous informer de la situation sur le théâtre et des règles opérationnelles d’engagement. Une fois sur le terrain, il n’y a pas d’interaction propre entre le chef de section ou de groupe et le LEGAD. Ce dernier est présent au niveau opératif voire stratégique. Au niveau tactique, à l’échelle d’un groupe ou d’une section/peloton, il n’y a pas de retour possible lors de petites opérations ponctuelles.
Capitaine Louis : Sur le terrain, on ne retrouve pas de LEGAD directement derrière le chef tactique. C’est pour cela qu’en amont, des instructions sont dispensées par l’intermédiaire de cas concrets avec le conseil des LEGAD. Sur le théâtre, des rappels réguliers sont faits durant le mandat par ce dernier, ce qui permet de s’assurer que les règles sont comprises par les personnels. Enfin le LEGAD est présent de façon indirecte derrière le chef tactique. En effet, dans les postes de commandement (PC) de niveau tactique sur un théâtre d’opération, le LEGAD est là pour conseiller les chefs tactiques. Cette base théorique permet, une fois sur le terrain, de mieux guider la décision du chef dans l’action.
Commissaire Julien : Sur les phases spécifiques d’opérations, un LEGAD est présent au niveau du poste de commandement. Si une prise de décision nécessite un conseil juridique sur une phase sensible, alors l’opération est gelée le temps que le LEGAD apporte son appréciation de situation. Les moyens de communication modernes permettent d’avoir un retour rapide.
III. L’ARMÉE ET LE DROIT DU COMBATTANT
- A quel moment le fait militaire s’est intéressé aux questions juridiques ?
M. TRIGEAUD : A partir de la bataille de Solférino est née une pensée systémique et systématique d’une réglementation des hostilités et du comportement des belligérants. Mais depuis tout temps, les militaires ont été exposés aux règles juridiques, car le militaire est subordonné au politique, et ce dernier va dans certains cas mettre des conditions particulières à l’emploi de la force et au respect de certaines situations (exemple : le statut des prisonniers de guerre chez les grecs et les romains). Des paramètres religieux s’intégraient dans les règles : les grecs demandaient aux prêtres ce qu’ils devaient faire des prisonniers et des civils, parfois on les massacrait, parfois non. Un corpus de règles politiques, religieuses, morales a toujours influencé le comportement individuel du militaire. Aujourd’hui, le militaire français se doit de respecter un code du soldat qui l’oblige « à agir avec humanité et respecter l’ennemi ». Le phénomène est ancien, ce qui est récent c’est la structuration et la mise en cohérence du droit des conflits armés.
Commissaire Julien : Il y a eu une réelle professionnalisation de la fonction de LEGAD et une montée en puissance liée à la nature des engagements de la France. A partir des années 1990, la nature des opérations françaises et les obligations conventionnelles de la France ont fait qu’un besoin croissant en conseillers juridiques s’est fait sentir. Leur présence est connue et essentielle, qu’ils soient déployés en opérations ou affectés en France dans les états-majors ou structures du ministère des Armées. L’intégration des LEGAD est croissante. La question juridique est totalement intégrée au fait militaire, en conduite ou en planification des opérations. Les Armées françaises sont, par ailleurs, souvent citées en exemple par le CICR pour cette prise en compte et cet attachement au respect du DIH.
- A vos niveaux respectifs, comment avez-vous été sensibilisés aux questions juridiques ?
Élève officier Matthieu : Tous les soldats, dès leur formation générale initiale, reçoivent une brève instruction au droit international humanitaire. Cette sensibilisation passe aussi par un apprentissage via le code du soldat, du respect des règles de comportements en opérations par tout militaire français. Ce dernier bénéficie également d’un bagage éducatif et culturel : en effet, il est issu d’une société qui a une tolérance à la violence qui est faible, dans un pays stable, donc il n’est pas sujet à agir contre l’éthique. Hors engagements opérationnels, le militaire n’a de cesse de s’entraîner, en plus des entraînements au tir, du sport, des instructions techniques. Il s’entretient aussi intellectuellement notamment vis-à-vis du droit des conflits armés.
Capitaine Louis : Le militaire suit un certain nombre d’enseignements, puis vient l’entraînement. Le chef a ici un rôle important puisqu’il est en lien avec l’officier LEGAD de son régiment pour produire des entraînements/mises en situation proches de la réalité pour ses subordonnés. Avant de partir en opération (intérieure ou extérieure), le chef de section va remplir et faire remplir à ses subordonnés des prérequis à l’engagement, dont certains sont juridiques. L’absence de ces critères sont des restrictions à l’envoi sur le terrain. A cela s’ajoutent les rappels ponctuels en opérations extérieures, évoqués précédemment.
- Comment est assuré le respect du droit des conflits armés en OPEX ?
Commissaire Julien : Au-delà du respect du droit des conflits armés par nos propres forces qui reste une exigence permanente, il est important de rappeler que les Armées françaises s’emploient également à faire respecter le DIH à nos partenaires notamment dans le cadre de l’opération Barkhane. La France est un partenaire exigeant et un vecteur de diffusion du droit international humanitaire. Elle contribue à faire respecter ce droit lors de partenariats militaires de combat avec les pays partenaires de la BSS et n’hésite pas, au besoin, à solliciter des enquêtes en cas de doutes sur l’usage de la force ou sur la discipline de feu. Cette démarche commence à produire des résultats. Ainsi, au niveau du G5 Sahel, il existe des mécanismes de reconnaissance et d’investigations d’exactions. Des LEGAD vont également dispenser des formations auprès d’officiers de pays africains dans une démarche de partenariat juridique et militaire avec la France. En outre, sur le terrain le chef de section ou le commandant d’unité français peut agir avec son homologue étranger pour prévenir les comportements contraires au DIH en diffusant les bonnes pratiques des forces armées françaises.
Élève officier Matthieu : Au niveau tactique, il peut y avoir des événements graves tels que des blessés ou des morts. C’est dans ces phases que le respect du droit international humanitaire trouve tout son sens. L’Armée française bénéficie d’un taux d’encadrement important, avec des cadres bien formés ; c’est dans ces moments que la bonne connaissance des ROE est cruciale et que le chef exerce un rôle important puisqu’il doit faire appliquer ces règles à ses subordonnés. Concernant l’application par les partenaires, il faut faire comprendre à ces derniers que la légitimité de leurs actions auprès de la population locale passe par le respect des règles du droit des conflits armés. Ce dialogue est parfois complexe étant donné que les conceptions de la guerre varient d’un État à un autre.
Capitaine Louis : Bien que le LEGAD ne soit pas présent physiquement sur le terrain, il n’est jamais loin grâce aux moyens de communication. Il existe en effet des procédures pour chaque situation : capture de prisonniers, contrôle de groupes armés non hostiles à la France, conduite à tenir face à une dépouille ennemie entre autres. Le respect du droit des conflits armés est assuré en premier lieu par le combattant, supervisé par son chef tactique (son chef de groupe, chef de section, et le commandant d’unité) qui aiguille la décision par ses consignes. La discipline est également primordiale dans le respect des règles : il ne suffit pas d’avoir des chefs qui commandent s’il n’y a pas de subordonnés qui obéissent.
- Quel est le statut des prisonniers du point de vue du droit international ? Comment sont-ils gérés ?
M. TRIGEAUD : C’est un statut protecteur ancien qui s’applique à un belligérant étatique qui dans le cadre d’un conflit international tombe aux mains de l’ennemi, soit par reddition, par capture, ou en raison d’une blessure. De ce statut découlent des devoirs : le prisonnier de guerre doit être protégé par des actes matériels simples (soins, nourriture, retrait de la ligne de front). Ce statut court jusqu’à la fin des hostilités. La troisième convention de Genève précise les conditions dans lesquelles le prisonnier de guerre doit être détenu. En l’occurrence, il ne doit pas être interrogé pour obtenir des renseignements militaires, ni être jugé pour avoir pris les armes contre le pays ; il peut garder son grade, son uniforme et ses décorations, il doit saluer les grades supérieurs de la force qui le détient. On ne parle pas de prisonnier de guerre lors de conflits asymétriques, car cela reviendrait à mettre sur un pied d’égalité les forces qui s’affrontent dans un pays. Il en découlerait alors une symbolique qui renforcerait les groupes rebelles sur le plan politique. Ils peuvent être qualifiés de terroristes, criminels, et jugés par les autorités nationales pour avoir pris les armes contre l’État. Ils ne sont, en principe, pas relâchés après les hostilités. La qualification du conflit représente donc un enjeu de taille: les États-Unis ont qualifié la guerre contre Al-Qaida en Afghanistan de conflit international car ils avaient besoin d’entrer dans le pays et agir contre les talibans qui maîtrisent l’appareil étatique. Mais les prisonniers de guerre ne doivent pas être jugés. Sur ce point, l’existence de Guantanamo est contraire au statut des prisonniers de guerre.
Commissaire Julien : Dans le cadre des CANI, les dispositions applicables aux personnes privées de liberté apparaissent moins étendues que celles prévues pour les prisonniers de guerre dans le cadre de CAI. Pour autant les mêmes principes sont mis en œuvre.
La remise des personnes capturées à l’État hôte est d’ailleurs prévue et encadrée par des accords intergouvernementaux garantissant le respect par l’État hôte des obligations conventionnelles de la France en termes de traitement judiciaire, de visites carcérales, de non application de peines capitales, de délais de jugement, etc.
La France s’assure également que les grands principes, tels que celui de non refoulement, puissent être, au besoin, mis en œuvre (en cas de doute, le principe de non refoulement permet de ne pas transférer une personne capturée s’il existe un doute quant à la procédure ou le traitement appliqués).
Le CICR apparaît dans chacun des accords intergouvernementaux et s’assure du parfait respect de ces principes.
- Comment distingue-t-on un combattant d’un civil selon le droit international ? En opération, quelles difficultés cela entraîne-t-il ?
M. TRIGEAUD : Cette distinction est complexe dans des conflits qui ne sont jamais linéaires, on le voit encore aujourd’hui avec le conflit en Ukraine ou des civils ukrainiens ou étrangers (légions étrangères) prennent les armes contre l’armée russe. Elle repose sur une distinction très théorique entre les combattants et les civils. Les combattants sont identifiés par des critères matériels, ce sont ceux qui : participent matériellement aux hostilités (avec un acte matériel de nuisance et une intention de nuire à l’ennemi de manière directe), et portent également des signes distinctifs visibles qui permettent d’appliquer le principe de distinction entre civils et belligérants. Ce sont des critères très généraux et théoriques car sur le terrain il y existe une multitude de modes de distinction possibles. Il est donc difficile de donner des standards clairs.
Commissaire Julien : Cette distinction reste un enjeu important dans toutes les opérations modernes. Par exemple, dans le cadre de la lutte contre la piraterie maritime au large de l’Afrique, il s’agissait de distinguer les pirates des pêcheurs, ce qui est complexe dans la mesure où les pirates sont également souvent des pêcheurs. A cela s’ajoute l’évolution des modes opératoires de l’ennemi : par exemple à l’origine l’opération Serval visait à arrêter les groupes armés terroristes, aisément identifiables, qui menaçaient la souveraineté territoriale du Mali. Aujourd’hui, sur l’opération Barkhane, la distinction entre les groupes armés signataires de l’accord d’Alger et les groupes armés terroristes combattus par les forces armées françaises complexifie encore les opérations. La porosité familiale ou clanique entre ces groupes, les allégeances parfois versatiles rendent difficiles la mise en œuvre du principe de distinction. Le renseignement est ici vital, il permet de cartographier les groupes armés terroristes et d’apporter des éléments matériels pour différencier les groupes armés terroristes, des groupes signataires ou populations civiles sur le terrain. Lors d’un contrôle, le comportement de l’individu est analysé car il y a souvent peu d’éléments matériels pour mettre en œuvre le principe de distinction. D’autres difficultés s’ajoutent à cela : la très grande mobilité de ces groupes, l’étendue de la zone d’opération ou encore la connaissance du terrain par les terroristes.
Élève officier Matthieu : Sur le terrain l’identification est complexe car rien ne distingue un terroriste d’un habitant local. Les groupes armés terroristes se fondent dans la population, utilisent des véhicules et des moyens civils. Il y a toujours un doute positif, et les militaires doivent s’exposer (par exemple lors de contrôles aléatoires ou de checkpoints) pour avoir la certitude qu’il s’agit bien de personnes hostiles et non pas de civils. La ruse peut aussi être utilisée pour forcer l’ennemi à se dévoiler.
Capitaine Louis : Il y a deux difficultés : l’information et le temps. L’information est à la base de toute action, en amont pour s’imprégner des modes d’action de l’ennemi, pour ensuite être en mesure sur le terrain de capter de l’information et orienter la décision. Cette recherche d’informations repose sur les qualités individuelles du combattant, sa formation et l’expérience qu’il accumule au fur et à mesure du mandat. Elle permet d’analyser plus finement une situation et de relever des indices (par exemple, la présence de pièces modifiées sur une moto, des coutures sur un vêtement indiquant un grade dans une katiba etc.…). Il y a également un rapport au temps qui est important : il faut pouvoir décider rapidement s’il faut intercepter un véhicule, ouvrir le feu, laisser passer une partie du dispositif de reconnaissance ennemi pour pouvoir prendre en embuscade le gros d’un convoi etc… Ces décisions sont contraintes par le temps. La victoire est alors obtenue par une conjonction de la ruse et de la force.
IV. UN DROIT APPLIQUÉ DE FAÇON UNILATÉRALE AU COMBAT
- Comment en tant que militaire, ressentez-vous le fait d’appliquer des règles que l’ennemi bafoue ?
Capitaine Louis : Face au fait que l’ennemi bafoue ces règles au combat, un sentiment de frustration peut naître. Cette frustration peut, par exemple, être nourrie d’une situation où l’ennemi ne porte pas ouvertement les armes ce qui nous pose des difficultés d’identification. Un autre exemple que l’on peut citer serait la perfidie de l’ennemi combattu en BSS qui en 2018 utilise les marques de la force d’intervention de l’ONU pour attaquer une base militaire française au Mali et générer des blessés.
A mon avis, on peut retenir deux raisons qui guident l’action du soldat :
- Porter un treillis français nous oblige. On ne s’appartient plus et l’on représente la France. L’exemplarité prime. Celle-ci est décliné dans le code d’honneur du soldat qui est enseigné, inculqué et appliqué – Article 8 : « Maître de ma force, j’agis avec humanité et respecte mon ennemi ».
- Le fait d’être pleinement convaincu que la transgression du droit des conflits armés est contreproductif sur le plan opérationnel pour « gagner les cœurs et les esprits » de la population et être pleinement légitime dans notre action.
Elève officier Matthieu : Un soldat est naturellement animé de sentiments ; ainsi il peut être sujet à des émotions dans l’exécution de sa mission, notamment lorsqu’il se retrouve dans des situations où l’ennemi ne respecte pas les règles que le soldat français s’impose. S’il est vrai que peut parfois naître un sentiment de frustration ou un sentiment d’inefficacité durant certains moments, cela reste tout de même sporadique lors d’un déploiement en opération. Un des apports importants du droit des conflits armés est, à mon sens, celui qui cadre nos actions sur le terrain. Le fait d’agir suivant des règles juridiques claires, édictées dans le respect de l’humain, dans une conception humaniste et noble, protège le soldat dans les actions parfois éprouvantes qu’il a à réaliser. Ainsi, le droit des conflits armés peut devenir un atout dans l’action : avoir cette supériorité éthique sur l’adversaire permet au soldat français de consolider sa force morale et de le rendre plus résilient aux épreuves vécues. En ce sens, les règles permettent de légitimer l’action de la force et de la rendre plus supportable à celui qui la met en œuvre.
- Pensez-vous que le droit des conflits armés est maintenant dépassé face à la mutation de la nature des conflits ? Si oui, comment devrait-il être modifié ?
Élève officier Matthieu : A titre personnel, je ne pense pas que le droit des conflits armés soit dépassé aujourd’hui. La base du droit des conflits armés et ses principes fondamentaux sont suffisamment larges pour pouvoir s’adapter aux mutations de la nature des conflits. De plus, les applications du droit sur le terrain, notamment à travers les ROE, sont en évolution permanente. Ce sont les retours d’expérience et les contraintes rencontrées qui permettent une adaptation des règles opérationnelles d’engagement pour coller au plus près des besoins tactiques. Enfin, s’il est important de chercher à anticiper les mutations qui animeront les guerres futures pour adapter le droit en amont, il est néanmoins nécessaire d’accepter que les évolutions du droit des conflits armés se fassent essentiellement a posteriori, résultant d’actions et de problématiques achevées.
Capitaine Louis : On peut dire que le droit des conflits armés a toujours existé. Sous d’autres forme parfois mais toujours pour imposer un cadre à l’action : les coutumes, jus in bello, chez Saint Thomas d’Aquin, les conventions de Genève, Ottawa… L’Homme, malgré sa volonté d’entrer en guerre, veillait en permanence à définir un cadre pour réguler la violence et ainsi limiter les dommages collatéraux et les maux découlant de l’affrontement des combattants (choix du terrain de bataille, traité pour définir les périodes de guerre, interdiction de l’utilisation de certaines armes …).
Voici un petit schéma pour essayer de résumer ma pensée mais aussi pour décrire un point évoqué durant la conférence au sujet du processus de décision du combattant ou chef tactique sur le terrain face à une situation.